09/12/2025

Les conflits d’intérêts au sein des sociétés

Le droit des sociétés est, à juste titre, sensible à la situation d’un administrateur ayant un intérêt opposé de nature patrimoniale à celui de sa société, dans le cadre d’une décision qui l’implique, car elle suscite des risques d’abus au détriment de la société. Outre la procédure relative aux quasi-apports (art. 7:8), le Code des sociétés & des associations (CSA) comporte des dispositions applicables à toute situation de conflit d’intérêts entre la société et un membre de l’organe d’administration (art. 7:96, 7:102, 7:103, 7:115 et 7:117).
 
Ces procédures sont instaurées afin d’objectiver les décisions, en toute transparence, de consolider leur légitimité et de garantir qu’elles sont réalisées à des conditions équitables. Elles ne traduisent pas a priori une méfiance à l’égard des personnes concernées ; si le conflit d’intérêts est indirect, quelles que soient la force de caractère et l’indépendance d’esprit d’un administrateur, la procédure lui épargne souvent des conflits de loyauté.
 
Dans le cadre de cet article, nous limiterons notre analyse à la mise en œuvre de la procédure de conflits d’intérêts dans le chef d’un membre du conseil d’administration d’une société anonyme (art. 7:96 CSA).
 
A propos de l’administrateur unique personne physique d’une société anonyme (SA) en situation de conflit d’intérêts (art. 7:102 et suivants CSA), nous nous limitons à indiquer qu’il soumet la décision à l’assemblée générale et que, s’il est également actionnaire unique, il peut prendre la décision lui-même mais il doit veiller, dans un rapport spécial, à décrire la nature et les effets patrimoniaux de la décision, pour la société, et à la justifier.
 
Quant aux SRL, les articles 5:76 et 5:77 CSA instaurent un régime identique, mutatis mutandis, à celui imposé en SA, qui est basé sur la déclaration et le retrait de l’administrateur concerné (voir infra). Il y a simplement des variantes selon le régime de gouvernance choisi :
 
  • si plusieurs administrateurs sont chacun individuellement compétents, ils prennent la décision entre eux après avoir été informés par leur collègue de son conflit ;
  • l’organe d’administration collégial prend la décision, en l’absence de l’administrateur ayant révélé son conflit ;
  • l’administrateur unique défère la décision à l’assemblée générale et, s’il est aussi actionnaire unique, il décide seul, tout en mentionnant, dans son rapport spécial, les contrats qu’il a conclus avec sa société.
 
  1. – Quels sont les organes concernés ?
 
La procédure légale s'applique aux décisions[1] relevant de la compétence du conseil d'administration. L’assemblée générale des actionnaires n’est pas concernée car les règles relatives à son fonctionnement sont censées protéger adéquatement les actionnaires.
Il faut qu’il s’agisse d’une véritable « décision », c’est-à-dire une délibération au terme de laquelle le conseil d’administration se prononce de manière définitive sur un sujet. La procédure ne doit pas être respectée lorsqu’il soumet des propositions à l’assemblée générale, à qui incombe la décision in fine (ex. : augmentation de capital, approbation des comptes annuels, affectation des bénéfices, modification des statuts, …), ou lorsque son acte ne crée ni droit ni obligation dans le chef de la société[2] (agrément d’une cession d’actions[3]).
 
Le conseil d’administration ne peut déléguer sa décision pour esquiver la procédure et si un conflit d’intérêts surgit a posteriori dans le cadre d’une décision déléguée, la décision est renvoyée au conseil d’administration.
 
Les décisions prises par le délégué à la gestion journalière (art. 7:121) ne sont pas soumises à la procédure[4]. Cela étant, il peut décider, selon son appréciation, de soumettre spontanément la décision au conseil d’administration, et il pourrait engager sa responsabilité, pour faute de gestion, s’il prend une décision contraire à l’intérêt de la société.
 
  1. – Quel est le champ d’application ratione personae et materiae ?
– La procédure s’applique quand un administrateur a, directement ou indirectement, un intérêt de nature patrimoniale qui est opposé à l’intérêt de la société dans le cadre de la prise d’une décision relevant de la compétence de cet organe.
 
L’article 2:55 CSA confirme que les règles en matière de conflit d’intérêts s’appliquent au représentant permanent d’une personne morale administratrice qui serait personnellement en situation de conflit d’intérêts, que cette dernière ait ou non un tel conflit.

– L’intérêt de l’administrateur doit être opposé à celui de la société, ce qui signifie qu’une simple dualité d’intérêts ou une coexistence d’intérêts différents ne suffisent pas.
 
L’intérêt opposé est direct si l’administrateur est personnellement concerné par la décision, parce qu’il contracte lui-même avec la société ou que la décision le concerne directement : ex. : il donne en location à la société un immeuble dont il est le propriétaire, il achète à la société des actions qu’elle détient ou se voit attribuer des stock options.
 
L’intérêt est indirect quand la société contracte avec une personne à laquelle l’administrateur est lié : la société dont il est administrateur conclut un contrat avec une société dont il est actionnaire[5] ; il entretient des liens familiaux, matrimoniaux[6] ou contractuels avec le cocontractant, qui lui rétrocède une contrepartie financière.
 
Pour être pris en compte, l’intérêt indirect doit être à ce point important que le conflit est réellement de nature patrimoniale. Il s’agit d’une question dont l’appréciation incombe au juge, qui statuera sur la base des circonstances de fait : ex. : importance de la participation détenue par l’administrateur, en sa qualité d’actionnaire de la société cocontractante.
 
La nature patrimoniale vise tout avantage mobilier ou immobilier susceptible de faire l’objet d’une évaluation économique précise et objective ; cet avantage peut être financier ou matériel. L’intérêt purement personnel, qu’il soit moral, affectif ou familial, n’est donc pas visé.
 
Le conflit d’intérêts fonctionnel, qui peut survenir quand la même personne est simultanément administrateur de deux sociétés parties à un contrat, n’est pas, en soi, concerné ; il faut encore vérifier si cet administrateur a un intérêt patrimonial indirect opposé à la décision, ce qui pourrait être le cas, comme indiqué ci-dessus, s’il est simultanément actionnaire de l’une des deux[7].
 
  1. – Y a-t-il des exceptions ?
 
L’article 7:96 est inapplicable aux décisions/opérations « intra-groupes », c’est-à-dire celles entre sociétés dont (i) l’une détient 95 % au moins des voix attachées à l’ensemble des titres émis par l’autre (relations société mère-filiale) et (ii) 95 % au moins des voix attachées à l’ensemble des titres émis par chacune d’elles sont détenus par une autre société (relations entre filiales d’une même société mère).
 
La procédure ne s’applique pas non plus dans le cadre d’opérations habituelles conclues dans des conditions et sous les garanties normales du marché pour des opérations de même nature. La notion d’« opération habituelle » doit être interprétée à la lumière de l’objet social ou des activités effectives de la société, quelle que soit sa fréquence, et non au regard de ce qui est usuel sur le marché[8]. On cite souvent l’exemple de la société hypothécaire octroyant à son administrateur un prêt hypothécaire aux conditions normales et au taux du marché.
 
  1. – Quelle est la procédure à suivre ?
 
En début de réunion, le président du conseil d’administration rappelle que les administrateurs éventuellement confrontés à un conflit d’intérêts doivent en informer le conseil avant toute délibération sur ce point. Les déclarations éventuelles ainsi que les explications sur la nature du conflit figureront dans le procès-verbal de la réunion.
 
Le conseil d’administration délibère à propos de la décision en l’absence de l’administrateur concerné puisqu’il ne peut prendre part ni aux discussions, ni au vote. Son retrait permet d’éviter qu’il influence ses collègues et récolte des informations sensibles.
 
Si tous les administrateurs ont un conflit d’intérêts, l’assemblée générale est compétente ; en cas d’approbation, le conseil d’administration exécute la décision.
Le procès-verbal décrit la nature et la portée de la décision ainsi que sa justification et ses conséquences patrimoniales pour la société[9]. Seule la partie du PV relative aux décisions sensibles figurera dans le rapport de gestion[10].
 
  1. – Qu’en est-il des sanctions ?
– Si la procédure n’a pas été respectée (p. ex. : absence de déclaration ou déclaration incomplète de l’administrateur concerné, participation à la délibération malgré sa déclaration, autres vices de forme…) et si l’autre partie avait ou devait avoir connaissance de cette violation, la société peut obtenir la suspension et la nullité de la décision (art. 7:96, § 2) .
 
Le droit d’agir est aussi reconnu aux « personnes ayant intérêt au respect de la règle méconnue » (cf. art. 2:44 et 2:46). Selon moi, sont visés, non seulement les actionnaires, les obligataires et les administrateurs, mais aussi, dans certaines circonstances et selon le type de décisions, d’autres stakeholders tels que les créanciers et les membres du personnel.

– La responsabilité des administrateurs peut être engagée dans deux hypothèses.
 
  • Non-respect de la procédure: ils sont solidairement responsables envers la société et envers les tiers des dommages résultant de cette violation. L’administrateur souhaitant échapper à cette responsabilité solidaire doit, non seulement ne pas avoir pris part à la violation, mais aussi avoir dénoncé la faute à l’organe d’administration (art. 2:56).
 
  • Respectde la procédure : ils sont personnellement et solidairement responsables du préjudice subi par la société ou des tiers si la décision leur a procuré ou a procuré à l’un d’eux un avantage financier abusif au détriment de la société (art. 7:122). En se basant sur la référence à l’article 2:56 dans l’article 7:122, un administrateur peut s’exonérer de sa responsabilité dans les conditions prévues à l’article 2:56, al. 4.
 
Conclusion
 
Nous espérons que la lecture de cet article aura contribué à votre compréhension du régime des conflits d’intérêts analysé. Il n’en reste pas moins que, d’une part, les statuts peuvent renforcer les règles légales applicables (ex. : élargir le champ d’application aux conflits d’intérêts fonctionnels) et clarifier certaines zones d’ombre (droit de veto, quorum, décision par écrit…) et que, d’autre part, la mise en œuvre de la procédure n’est pas toujours commode.
 
Nos avocats spécialisés en droit des sociétés se tiennent à votre disposition pour vous assister dans un tel contexte (info@centrius.be – 0484/681.081 – 064/70.70.70 – www.centrius.be).
 
 
Yves DE CORDT & David BLONDEEL
 
[1] Les opérations sont aussi visées car, si elles se traduisent souvent par des décisions, certaines d’entre elles ne découlent pas d’une décision formelle mais se fondent sur une décision générale ou sur des décisions antérieures.
[2] Bruxelles, 19 janvier 2001, T.R.V., 2001, p. 101.
[3] Comm. Bruxelles (réf.), 26 octobre 1999, T.R.V., 2000, p. 79.
[4] Gand, 20 octobre 2008, T.R.V., 2013, p. 170.
[5] Comm. Furnes, 12 décembre 2001, T.R.V., 2002, p. 464 ; Anvers, 1 mars 1999, R.D.C., 2000, p. 615.
[6] Exemple : la société achète un immeuble appartenant à son épouse. Pour d’autres exemples, voyez Liège (7e ch.), 16 juin 2016, D.A.O.R., 2017, p. 68 ; Liège (7e ch.), 8 février 2017, D.A.O.R., 2017, p. 99.
[7]Le fait que les administrateurs concernés soient des travailleurs de l’actionnaire majoritaire ne signifie pas qu’ils ont un intérêt opposé de nature patrimoniale (Anvers (5e ch.), 2 mars 2006, T.R.V., 2007, p. 192).
[8]Gand, 20 octobre 2008, T.R.V., 2013, p. 170 ; Comm. Anvers, 15 février 2012, T.R.V., 2014, p. 530.
[9] Si la société a nommé un commissaire, le PV lui est communiqué et, dans une section séparée de son rapport annuel, il évalue les effets patrimoniaux des décisions présentant une opposition d’intérêts.
[10] Pour les sociétés non tenues d’établir un rapport de gestion, le PV est repris dans une pièce déposée avec les comptes annuels.
Contactez
CENTRIUS

En cas d’urgence en soirée ou le week-end, adressez un sms ou un Whatsapp au 0484 68 10 81

4.7
Notation étoiles

Avis Google

Étoile orange Étoile orange Étoile orange Étoile orange Étoile orange

Cela fait plusieurs fois que je fais appel aux services du cabinet en matière de sociétés et droit du travail. Je suis chaque fois ravi de ceux-ci. L'équipe est très réactive, le contact est empreint d'empathie et humain, le désir de bien faire les choses est évident. Je recommande vivement!

Julien Biezemans

Étoile orange Étoile orange Étoile orange Étoile orange Étoile orange

Je recommande à 100% ! Ils sont très à l’écoute et réactifs. Ayant eu besoin de leurs services à plusieurs reprises, aussi bien pour mon privé que pour mon professionnel, j’ai toujours été ravi de collaborer avec eux, et plus particulièrement avec Maître Blondeel.

Alen Sayadian

Étoile orange Étoile orange Étoile orange Étoile orange Étoile orange

Avocats réactifs et spécialisés. Merci à eux pour leurs conseils et défense vigoureuse. Je me suis sentie défendue et écoutée.

Aless B

Étoile orange Étoile orange Étoile orange Étoile orange Étoile grise

Excellent niveau de prestation tant au niveau de la défense d'un dossier que le travail de suivi. Je recommande sans hésité ce cabinet qui a clairement une longueur d'avance en matière d'efficacité et de communication.

Christophe Celio

Ce site utilise des cookies

Nous utilisons des cookies pour assurer le bon fonctionnement du site. Vous pouvez consulter nos mentions légales et notre politique de confidentialité pour plus d'informations.

Accepter les cookiesParamétrer ou refuser les cookies
Plus d'informations sur l'utilisation de vos données personnelles