Port de signes convictionnels et neutralité en entreprise : Ce que dit la jurisprudence

Le port de signes convictionnels sur le lieu de travail génère un débat politique et juridique important. Ce contentieux s'inscrit dans un contexte où le « fait religieux » revient dans l’espace public et professionnel[1].
Une entreprise peut-elle adopter une politique de neutralité et ainsi exclure tout signe religieux sur le lieu de travail ? Ce choix soulève d'importantes questions en matière de droit du travail et de non-discrimination.
A. Cadre juridique en Belgique
Cette matière est régie par le droit européen transposé en droit belge. En Belgique, la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination transpose la Directive n° 2000/78 et est complétée par diverses normes adoptées par les entités fédérées (décrets et ordonnances).
Cette directive (et la loi belge subséquente) interdit tant la discrimination directe qu'indirecte, notamment en raison de la religion ou des convictions[2]. La loi belge du 10 mai 2007 a un champ d’application particulièrement large, qui couvre les relations de travail.
La jurisprudence belge a eu l’occasion de se prononcer à plusieurs reprises sur la question du port de signes convictionnels au travail[3]. Dans la quasi-totalité des cas, il apparaît que c’est le port du foulard islamique qui est en cause[4].
B. La mise en place une politique de neutralité
Selon la jurisprudence européenne, la mise en place d’une politique de neutralité s’examine sous l’angle de la discrimination indirecte et non de la discrimination directe, ce qui a des implications majeures en termes de justification.
En effet, la discrimination indirecte peut être légitimée si elle poursuit un objectif légitime et proportionné.
Par conséquent, une entreprise peut mettre en place une politique de neutralité. Toutefois la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) impose le respect de conditions strictes[5]. La jurisprudence belge s’inscrit dans cette ligne et reflète les orientations définies par la CJUE.
C. Les conditions d'une politique de neutralité non discriminatoire
- Viser tous les signes sans discrimination
Pour qu'une politique de neutralité soit légitime, elle doit viser l'ensemble des signes convictionnels, qu’ils soient religieux, philosophiques ou politiques, sans distinction[6]. Si la politique se limite à interdire uniquement les signes dits « ostentatoires » ou vise exclusivement une religion en particulier, elle pourra être qualifiée de discrimination directe[7], ce qui est interdit.
Par ailleurs, il est essentiel que la politique de neutralité soit générale et ne réponde pas exclusivement à la demande d'un client[8]. Répondre à un souhait discriminatoire n'est pas admis[9] ; en revanche, l'anticipation de telles situations par une règle générale peut être justifiée[10].
- Répondre à un besoin véritable
La jurisprudence exige que l’employeur prouve l’existence d’un « besoin véritable » pour justifier sa politique de neutralité[11]. Un simple souhait de neutralité dans les relations avec la clientèle ne suffit pas. Des exemples concrets peuvent illustrer ce besoin :
- Dans le contexte d'une crèche, le souhait des parents d’éduquer leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses ou philosophiques peut constituer un besoin véritable[12].
- Un argument économique peut également être recevable, notamment si l’employeur démontre que le port de signes convictionnels entraîne une baisse de chiffre d’affaires[13]. Toutefois, ce type de justification doit être établi avec rigueur, pour éviter toute dérive discriminatoire[14].
- Respecter la proportionnalité
La mise en place d'une politique de neutralité doit respecter le principe de proportionnalité. Si l'objectif est de garantir une image de neutralité auprès des clients, la restriction ne doit concerner que les travailleurs en contact direct avec la clientèle, et non ceux travaillant en back-office[15].
De même, si la neutralité est requise pour préserver la paix sociale, il est primordial de démontrer que ce motif ne soit pas initié par des comportements intolérants ou discriminatoires de la part d'autres travailleurs[16].
Conclusion
L’interdiction du port de signes convictionnels au travail par l’instauration d’une politique de neutralité est un sujet délicat, nécessitant une analyse concrète des situations au cas par cas.
Pour être conforme, une telle politique doit viser tous les signes, répondre à un besoin véritable et respecter la proportionnalité.
Le département Droit social de CENTRIUS🐺 vous accompagne dans la mise en place d’une politique de neutralité équilibrée et respectueuse des droits fondamentaux des travailleurs.
[1] S. WATTIER, « Entre sécularisation et retour du religieux : repenser les relations entre État et religions dans une Belgique paradoxale », État et religions, C. Romainville, M. Verdussen, N. Bonbled et S. Wattier (dir.), Limal, Anthemis, 2018, p. 19 à 39.
[2] Sur le plan terminologique, que le législateur belge a opéré un choix différent du législateur européen. En effet, contrairement au législateur européen, la loi belge emploie les expressions de « distinction directe » et « distinction indirecte » qui, lorsqu’elles ne peuvent être justifiées, sont respectivement qualifiées de « discrimination directe » et « discrimination indirecte ». A l’inverse, en droit eu ropéen, l’on emploie le vocable de « discrimination », celle-ci pouvant être justifiée ou non.
[3] MERTENS, R., Port de signes convictionnels au travail : le point sur la jurisprudence belge et européenne, Ors. 2024, liv. 6, 2 à 15.
[4] Ibid.
[5] Voir notamment : C.J.U.E., arrêt Samira Achbita et Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding c. G4S Secure Solutions NV, 14 mars 2017, C-157/15, EU:C:2017:203, pt 30 et .J.U.E., arrêt Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme (ADDH) c. Micropole SA, 14 mars 2017, C-188/15, EU:C:2017:204, pt 41.
[6] C.J.U.E., arrêt Samira Achbita et Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding c. G4S Secure Solutions NV, 14 mars 2017, C-157/15, EU:C:2017:203, pt 30. Sur cet arrêt et l’arrêt Bougnaoui, outre les références citées, voir not. A. CAIOLA, « Le port du foulard et un voile d’ambiguïté », R.A.E.-L.E.A., 2017/1, pp. 129 138 ; F. DORSSEMONT, « La liberté de religion sur le lieu de travail et la Cour de Justice de l’Union européenne. Retour au principe cuius regio, illius religio ? », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2017/2, pp. 96-111 ; T. LOENEN, « In search of an EU approach to headscarf bans : where to go after Achbita and Bougnaoui ? », Review of European Administrative Law, 2017/2, pp. 47-73 ; S. ROBIN-OLIVIER, « Neutraliser la religion dans l’entreprise ? Au sujet des arrêts G4S Secure Solutions et Bougnaoui (C.J.U.E., 14 mars 2017, aff. C-157/15 et C-188/15) », R.T.D.E., 2017/2, pp. 229-239. C.J.U.E., arrêt O.P. c. Commune d’Ans, 28 novembre 2023, C-148/22, EU:C:2023:924, pts 18 et 28. Voir F. CRANMER, « Headscarves at the ECJ again : Commune d’Ans », Law & Religion UK (en ligne), 29 novembre 2023. Sur cet arrêt, voir aussi J. RINGELHEIM, « L’interdiction du port de signes religieux dans l’emploi public : les juridictions nationales dans le flou après l’arrêt O.P. c. Commune d’Ans de la Cour de justice de l’Union européenne », J.L.M.B., 2024, pp. 326-336.
[7] C.J.U.E., arrêt IX c. WABE eV et MH Müller Handels GmbH c. MJ, 15 juillet 2021, C-804/18 et C-341/19, EU:C:2021:594, pt 73. Voir A. DJELASSI, R. MERTENS et S. WATTIER, « Principe de neutralité dans les entreprises privées : la Cour de justice étoffe sa jurisprudence relative à l’interdiction des signes religieux », obs. sous C.J.U.E., Gde Ch., arrêt IX c. WABE eV et MH Müller Handels GmbH c. MJ, 15 juillet 2021, affaires n° C-804/18 et n° C-341/19, Rev. trim. dr. h., 2022, pp. 373-395 ; M. UYTTENDAELE, « La neutralité d’apparence n’est pas discriminatoire, la Cour du Luxembourg l’affirme sans ambage », J.L.M.B., 2021, pp. 1255-1261.
[8] C.J.U.E., arrêt Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme (ADDH) c. Micropole SA, 14 mars 2017, C-188/15, EU:C:2017:204, pt 41.
[9] C.J.C.E., arrêt Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding c. Firma Feryn NV, 10 juillet 2008, C-54/07. Voir T. JORIS, « De zaak Feryn : een voorbeeld van directe discriminatie op grond van etnische afstamming », C.D.P.K., 2010, pp. 745-798.
[10] E. BRIBOSIA et I. RORIVE, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », Rev. trim. dr. h., 2017, p. 1033. Voir aussi L. VANBELLINGEN, La neutralité de l’entreprise face aux expressions religieuses du travailleur, Bruxelles, Bruylant, 2022, pp. 282-285.
[11] C.J.U.E., arrêt IX c. WABE eV et MH Müller Handels GmbH c. MJ, 15 juillet 2021, C-804/18 et C-341/19, EU:C:2021:594.
[12] C.J.U.E., arrêt IX c. WABE eV et MH Müller Handels GmbH c. MJ, 15 juillet 2021, C-804/18 et C-341/19, EU:C:2021:594.
[13] C.J.U.E., arrêt IX c. WABE eV et MH Müller Handels GmbH c. MJ, 15 juillet 2021, C-804/18 et C-341/19, EU:C:2021:594.
[14] C. trav. Bruxelles, 7 mai 2020, disponible sur le site d’UNIA ; L. VANBELLINGEN, La neutralité de l’entreprise face aux expressions religieuses du travailleur, Bruxelles, Bruylant, 2022, pp. 293-294.
[15] C.J.U.E., arrêt IX c. WABE eV et MH Müller Handels GmbH c. MJ, 15 juillet 2021, C-804/18 et C-341/19, EU:C:2021:594 ; MERTENS, R., Port de signes convictionnels au travail : le point sur la jurisprudence belge et européenne, Ors. 2024, liv. 6, 2 à 15.
[16] MERTENS, R., Port de signes convictionnels au travail : le point sur la jurisprudence belge et européenne, Ors. 2024, liv. 6, 2 à 15.
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